Autour des relations politiques et économiques, la France a tissé plusieurs liens culturels avec l’Empire ottoman, par de multiples écoles francophones. Jusqu’à la seconde moitié du 20e siècle, le français désignait la seconde langue de fait et la principale langue de culture à l’Orient turc. Tout d’abord, il faut se rappeler que jusqu’à la monarchie constitutionnelle (1876), le français est la seule langue enseignée dans les établissements publics dans l’Empire ottoman. Dans la Turquie contemporaine, pays héritier de cette influence historique, le français conserve encore aujourd’hui un « pôle éducatif d’excellence » composé d’établissements bilingues et filières universitaires francophones. De ce point de vue, la Turquie, « pays non-francophone » au sens institutionnel du terme (Organisation internationale de la Francophonie) correspond bien à la catégorie des pays issus de l’« autre francophonie ». Outre l’espace du français comme langue maternelle et/ou langue administrative, cette autre francophonie englobe des pays où le français n’est pas la langue officielle, mais qui contiennent des minorités francophones avec un grand nombre d’élèves ou étudiant(e)s qui apprennent le « français comme langue étrangère ». Dans ce contexte, dès son établissement en 1868 le Lycée Galatasaray, également appelé Mekteb-i Sultani, désigne une école sui generis à la fois impériale, publique et francophone.
Les intérêts politiques et économiques de la France et son expansion culturelle et linguistique dans l’Empire ottoman, font ensemble une grande sphère d’influence francophone à l’Orient turc qui a continué tout au long du déclin de l’Empire. Tout d’abord, l’héritage de la France dans le domaine culturel paraît comme un outil à la fois historique et moderne de son influence dans le monde. La culture est avant tout perçue comme un atout essentiel de la France dans le monde. Même pour des auteurs américains comme Joseph Nye, la France a développé une politique d’influence, depuis la fin du 19e siècle par le biais des armes culturels tels que l’art, la littérature, le vaste réseau mondial composé par des Instituts culturels à l’étranger, lycées français ou Alliances françaises. À ce point, la francophonie française ou la politique francophone de la France en d’autres mots demeure un domaine essentiel de l’influence française dans le monde. L’action culturelle est étroitement liée à l’action politique et économique qu’elle précède et qu’elle complète. Elle contribue directement à la puissance de la France sur le plan international. Ceci dit, diplomatie culturelle, francophonie et géopolitique s’entremêlent dans un registre historico-géographique comme le montrent les rapports de la France avec l’Empire ottoman et par la suite, la République de Turquie.
Historiquement, la France a très tôt pris conscience de la puissance qu’elle avait perdue et a ainsi créé des écoles dans la région. L’ouverture des écoles de langue demeure un élément géopolitique très important dans les rivalités de puissance avec les autres puissances. C’est pour cette raison que le rôle de l’enseignement du français dans la politique française à l’Orient turc s’avère très important. Sur ce plan, la protection des Chrétiens d’Orient accordée à la France dès le 16e siècle par les Capitulations, que ce soit pour des « Levantins » français, Arabes chrétiens ou Arméniens, a été accompagnée par la création d’un vaste réseau d’écoles francophones. En fait, ces capitulations ont ouvert les portes de l’Empire et du Proche-Orient, non seulement aux commerçants occidentaux, mais aussi aux missionnaires qui mettent en place des écoles religieuses sous la protection de l’Église catholique. Par le biais de ces accords que la France s’est dotée dès lors du quasi-monopole du commerce maritime européen avec l’Empire ottoman et ce, jusqu’à la fondation de la République de Turquie. À travers ces liens historiques commerciaux entre la France et l’Empire ottoman, on peut comprendre d’abord l’installation des commerçants à travers les comptoirs de l’Empire comme Smyrne, Alep, Tripoli, Chypre, ou Thessalonique, et l’ouverture des écoles francophones dans ces zones par la suite. En dépit de la détérioration graduelle des rapports diplomatiques bilatéraux dans les siècles ultérieurs, la France est restée un allié politique et partenaire économique de l’Empire ottoman, et elle a tissé de liens culturels par le biais de ces écoles francophones implantées au sein de l’Empire ottoman.
D’autre part, il faut voir la place du français dans le processus de modernisation de l’Empire ottoman basée principalement sur une réforme de l’éducation et du droit au 19e siècle. Il est question d’un certain parallélisme entre les réformes et la tendance à la modernisation ottomane influencées par le modèle français, et l’influence culturelle française non seulement linguistique mais également géopolitique dans la seconde moitié du 19e siècle. La langue française représente également un moyen de communication tant avec l’étranger qu’à l’intérieur du pays compte tenu la présence des divers groupes ethniques et religieux sans langue commune. Cette influence culturelle du français a continué tout au long du déclin de l’Empire ottoman et par la suite, jusqu’à la seconde moitié du 20e siècle. Malgré le recul commun du français qui fut dramatique en raison de la massification de l’enseignement anglophone et du poids économique et culturel du modèle anglo-américain dans la Turquie des années 1950, il faut se questionner le rôle singulier du Lycée Galatasaray, également appelé Mekteb-i Sultani (École du Sultan ou École impériale) dans la politique francophone de la France. Il vaut mieux noter que le Lycée Galatasaray était le premier de ces Mekteb-i Sultani. Ce cas nous aide à décortiquer les caractéristiques de la francophonie française à l’Orient turc. Pour ce faire, dans ce chapitre, nous avons investigué premièrement les éléments de la politique francophone de la France dans l’Empire ottoman au 19e siècle, et par la suite, les diverses représentations du Lycée et de l’Université Galatasaray comme la « Sublime Porte » dans les rapports franco-turcs contemporains.
À ce point, il vaut mieux évoquer les fonctions démultipliées du Lycée Galatasaray en matière de diplomatie culturelle et éducative, ainsi que ses atouts pour les rapports turco-français contemporains. Le cas ottoman dans la politique francophone de la France, représentait un cas singulier vu que cela englobait un ensemble des régions non colonisées par la France. À ce point, nous pouvons accentuer les trois dimensions variées du rapport du Lycée Galatasaray avec la politique francophone de la France, ce qui a affecté l’état et l’institutionnalisation de la francophonie en Turquie. En premier lieu, sur un plan linguistique, la Turquie, pays non francophone ayant pourtant un grand héritage de francophonie éducative et culturelle, peut être située au sein d’une « autre francophonie » toutefois avec ses aspects spécifiques. La Turquie reflétant d’ailleurs l’aire méditerranéenne et de l’Europe de l’Est de l’autre francophonie, est héritier d’un réseau de l’enseignement francophone bien développé dans l’Empire ottoman. L’école Galatasaray, comme on le qualifie dans le langage courant turc, demeure encore aujourd’hui l’un des représentants les plus importants de cette autre francophonie en Turquie qui reflètent la tradition d’une école publique. Le Lycée Galatasaray, désignait dans une perspective française, une école fondée dans l’Empire ottoman qui apparait plus ou moins comme un « lycée français » compte tenu de l’importance de l’apprentissage du français et la connaissance de la civilisation française et recevait le soutien de la France dans le cadre de sa politique éducative dans les pays d’Orient comme le Liban.
Cependant, celui-ci reflétait des singularités comme une « école francophone sans France » et un « modèle atypique et sui generis » de l’autre francophonie en Turquie. Il faut s’attarder également sur le fait que le Lycée Galatasaray reflétait une certaine expérience de la laïcité au sein de l’Empire ottoman comme une espace d’ouverture, de modernité tout ayant un caractère multiconfessionnel. Le Lycée Galatasaray représentait un foyer d’éducation laïque qui reflète la primauté de l’appartenance identitaire ottomane au détriment de divers nationalismes dans l’Empire. En effet, les idées d’étatisme, de service ou loyauté envers l’État ottoman sont venues au premier plan du nationalisme. Autour des enjeux de diversité ethnique, culturelle et religieuse, le Lycée Galatasaray peut être perçu comme un « laboratoire » unique dans l’Empire qui reflétait une certaine expérience laïque et une zone d’ouverture et de modernité. Et nous pouvons soutenir que le Lycée Galatasaray a joué un certain rôle de précurseur par rapport à la majorité des établissements d’enseignement de l’Empire ottoman comme la Mission laïque française, l’Alliance française ou l’Alliance israélite universelle et que ce lycée a ainsi servi de modèle pour les écoles laïques non congréganistes créées par la suite au 20e siècle.
Ensuite, vient la deuxième dimension surtout politique du Lycée Galatasaray. De ce point, cette institution joue un rôle central dans la formation de la bureaucratie à la fois dans l’Empire ottoman finissant et la nouvelle République de Turquie. Conjointement, il faut constater que ce lycée a en effet joué un rôle assez particulier dans la politique francophone de la France envers l’Empire ottoman, et par la suite, la République de Turquie. D’une part, il faut se rappeler du fait que l’importance du Lycée Galatasaray pour les hommes d’État du Tanzimat favorables à l’occidentalisation, provenait du fait qu’il s’agissait d’une institution qui servirait à introduire la civilisation européenne et à favoriser une « unité ottomane » proche de la France. La place du français dans le processus de modernisation de l’Empire ottoman soulignait d’ailleurs cette influence culturelle, sociale et éducative du français qui a continué tout au long du déclin de l’Empire ottoman et par la suite, jusqu’à la seconde moitié du 20e siècle.
Dernièrement, le Lycée Galatasaray a engendré une importante source d’influence en matière de réseautage francophone en Turquie. La constitution de cette masse francophone constitue un parallèle extrêmement important en termes de relations entre la Turquie et la France dans une perspective historique, culturelle et politique. L’Association des anciens de Galatasaray reflète à ce stade un réseau d’influence sui generis et un cercle de solidarité classifié par les années de l’obtention de diplôme (devre, en turc) à travers le monde comme les promotions annuelles de l’École Nationale d’Administration (ENA). D’un autre côté, nous ne devons pas oublier que l’expérience du Lycée Galatasaray, puis de l’Université Galatasaray, conserve encore le potentiel de servir d’exemple à de nombreux pays et régions. Tout en contribuant à la politique francophone de la France, le Lycée et l’Université Galatasaray continuent également de fonctionner comme un pont reliant ces régions au monde dans le contexte du dialogue interculturel entre les mondes turcophone et francophone. Cela nous fait rappeler la célèbre expression de Yusuf Has Hacip, homme d’État, poète turc originaire d’Asie centrale, et auteur de Kutadgu Bilig qui disait :
« L’ornement de l’esprit est la langue, l’ornement de la langue est les mots, l’ornement de l’homme est le visage, l’ornement du visage est l’œil »
« Aklın süsü dil, dilin süsü söz, insanın süsü yüz, yüzün süsü gözdür ».
Pour conclure, il convient de souligner que le Lycée Galatasaray, que l’on voit également à l’Université, est un modèle où les aspects techniques et méthodologiques de l’Occident sont pris en compte, d’autre part, le local apparaît comme une tradition et peut être vu comme une synthèse de l’Orient et de l’Occident sous certains aspects. En fin de compte, Galatasaray peut aujourd’hui être considéré comme un modèle sui generis qui s’ouvre à différentes identités et combine des éléments locaux et universels, dans un monde se replie sur lui-même et où le populisme ne cesse d’augmenter…
Pour une analyse plus détaillée, voir :
Ali Faik Demir et Cem Savaş, « Parcours de la Francophonie française à l’Orient turc : le cas particulier du Lycée Galatasaray » dans Perspectives interdisciplinaires en relations internationales : le cas de la francophonie en Turquie Hommage à Prof. Dr. Jale Civelek, dir. par Doç. Dr. Ebru Eren et Dr. Öğr. Üyesi Cem Savaş et avec la préface de Bruno Delvallée, İstanbul : Nobel Bilimsel Eserler, 2024 (ISBN : 978-625-393-642-6), pp. 95-117.
Pour aller plus loin :
Doç. Dr. Ebru Eren et Dr. Öğr. Üyesi Cem Savaş (dir.), Perspectives interdisciplinaires en relations internationales : le cas de la francophonie en Turquie. Hommage à Prof. Dr. Jale Civelek, (avec la préface de Bruno Delvallée), İstanbul : Nobel Bilimsel Eserler, 2024 (ISBN : 978-625-393-642-6).
Site web de la maison d’édition :
https://www.nobelyayin.com/perspectives-interdisciplinaires-en-relations-internationales-le-cas-de-la-francophonie-en-turquie-21226.html
Dr. Cem Savaş, Yeditepe Üniversitesi
2008 yılında Galatasaray Üniversitesi İktisadi ve İdari Bilimler Fakültesi, Uluslararası İlişkiler bölümünden mezun olmuş, 2009 yılında Paris VIII Üniversitesi’ne bağlı Fransız Jeopolitika Enstitüsü’nde (Institut Français de Géopolitique) yüksek lisansını tamamlamıştır. 2009-2011 yılları arasında Kanada’da araştırma yapmış ve 2011 yılında Laval Üniversitesi’nde araştırma görevlisi olarak çalışmıştır. 2012 yılında Galatasaray Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü Uluslararası İlişkiler programına başlamıştır. 2016-2017 döneminde Fransa’da Grenoble Alpes Üniversitesi’nde bir saha çalışması yaptıktan sonra Fransız dış politikası, frankofoni ve kültürel diplomasi üzerine yazdığı tez çalışmasını 2019’da tamamlamıştır. 2020-21 döneminde İstanbul Gelişim Üniversitesi Siyaset Bilimi ve Uluslararası İlişkiler bölümünde Doktor Öğretim Üyesi olarak görev yapmıştır. Yeditepe Üniversitesi Siyaset Bilimi ve Uluslararası İlişkiler (Fransızca) bölümünde Doktor Öğretim Üyesi olarak görev yapmakta ve Hermès Dergisi’nin (CNRS, Fransa) Türkiye Ofisi’ni yönetmektedir. İlgi Alanları, Fransız Dış Politikası, Jeopolitik yaklaşımlar, Uluslararası İlişkiler Teorileri ve Avrupa çalışmalarıdır.
Doç. Dr. Ali Faik Demir, Galatasaray Üniversitesi
1969’da İstanbul’da doğan Ali Faik Demir Galatasaray Lisesi’nden mezun olduktan sonra Ankara Üniversitesi S.B.F’de uluslararası ilişkiler bölümünde eğitim görmüştür. İstanbul Üniversitesi S.B.F’de başladığı siyaset bilimi ve uluslararası ilişkiler yüksek lisans programını 1994’de tamamlamıştır. Aynı üniversitedeki doktora eğitimi sırasında Paris IEP, EHSSS, INALCO, Strasbourg ve Grenoble’da araştırmalarda bulunmuş ve 2000’de doktora derecesini almıştır. Ali Faik Demir, 1994’te Galatasaray Üniversitesi’nde araştırma görevlisi olarak çalışmaya başlamıştır. Doçent olarak aynı kurumda çalışmaya devam eden Demir, Galatasaray Üniversitesi’nde Sosyal Bilimler Enstitüsü Müdür Yardımcılığını 3 yıl yaptıktan sonra halen Uluslararası İlişkiler Bölüm Başkan Yardımcılığı görevini sürdürmektedir. Lisans, yüksek lisans ve doktora düzeyinde “Türk Dış Politikası”, “Türkiye’de Siyasal Yaşam”, “Türkiye-Türk Dünyası İlişkileri”, ve “Kafkasya ve Orta Asya’da Strateji” derslerini vermektedir. Uluslararası İlişkiler alanındaki çeşitli dergi ve yayınların danışma kurulu ve yayın kurullarında görev almaktadır. Demir’in bilimsel dergilerdeki makalelerinin yanında “Türk Dış Politikası Perspektifinden Güney Kafkasya”, “Türk Dış Politikasında Liderler”, “Şaman ve Türk Dünyası” ve “Soğuk Savaş Sonrasında Türkiye-ABD İlişkilerinde Orta Doğu ve Lider Diplomasisi” adlı kitapları yayınlanmıştır.
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