Parler de crises dans les relations gréco-turques est un lieu commun pour quiconque s’intéresse aux relations internationales. Faire valoir l’inimitié historique derrière les désaccords actuels et tenir l’autre partie responsable d’une situation pour le moins détériorée, est l’attitude dominante des deux côtés de la mer Égée.
À y regarder de plus près, entre aussi en jeu un important réseau d’influences : celle d’un nationalisme virulent, de lectures différenciées d’une histoire commune, de l’héritage encore irrésolu de l’effondrement de l’État ottoman après environ 550 ans d’union, et de l’instrumentalisation constante du camp opposé comme « autre » au service d’un « nous » dans la construction des identités nationales. Pour l’État grec, les Turcs sont une menace sans fin synonyme d’occupation séculaire, tandis que pour l’État turc, les Grecs résonnent comme l’ennemi intérieur, le déclencheur de révoltes contre les Ottomans ayant initié et entretenu une expansion constante contre les Turcs, et comme collaborateurs volontaires de conspirations internationales contre la Turquie. Il n’y a donc pas beaucoup de place pour la confiance entre les deux États.
Par ailleurs, le discours des uns et des autres circulant dans les rues turques ou grecques consiste principalement à souligner les similitudes des deux peuples qui rejettent communément la responsabilité de la résolution des conflits sur la mauvaise foi et l’iniquité de leurs responsables politiques respectifs.
Bien entendu, l’enjeu est un peu plus complexe que cela et ceux qui réduisent la question au « manque de sincérité des politiciens » semblent passer à côté du fait essentiel que, si les citoyens Grecs et Turcs peuvent facilement trouver des terrains d’entente à l’échelle individuelle, ils ne s’entendent que très peu lorsqu’il en vient à la discussion en groupe – pouvant tourner à la représentation – d’éléments jugés essentiels à leur nationalité respective.
Se ressembler ne signifie donc pas toujours être en harmonie, les Grecs et les Turcs en sont la preuve. Ajoutez au tableau la question des droits souverains, des intérêts politico-économiques et des facteurs de pouvoir stratégiques et vous constaterez qu’il n’y a plus beaucoup de place pour la sincérité et l’équité. Rappelons à ce propos que ce sont les citoyens des deux pays qui votent pour des gouvernements aux politiques incompatibles, tendues et même souvent conflictuelles. Le bon sens porte à croire qu’ils voteraient différemment s’ils aspiraient à une autre politique.
Certains trouveront cette vision naïve et penseront que si les politiciens des deux pays avaient voulu une solution, ils leur auraient suffi de façonner et de diriger les opinions publiques vers le chemin d’une solution. Cependant, il est à garder en mémoire que les dirigeants passent aussi par les processus d’éducation, de culture et de socialisation de leurs pays, et qu’ils ont de ce fait des opinions biaisées et des préjugés sur l’autre partie similaires au reste de la population. S’il est vrai qu’un dirigeant vertueux et exemplaire devrait pouvoir surmonter ces perceptions erronées pour conduire la société vers le changement, il est vain de chercher sur ces dernières années – voir sur ces dernière décennies – une période où des leaders volontaires, soutenu par leur population et pouvant outrepasser les clichés étaient au pouvoir dans les deux pays en même temps.
Par conséquent, pour résoudre les tensions plus rapidement entre la Grèce et la Turquie sans recourir à un conflit armé, nous devons éviter le choix de la facilité qui consiste à accuser les dirigeants politiques et commencer à réfléchir à la manière dont nous – en tant qu’individus – pouvons contribuer à la solution. La solution des problèmes dans les relations internationales ne peut pas être obtenue simplement par l’une des parties de manière unilatérale et totale, à moins, bien sûr, qu’elle puisse imposer ses souhaits à l’autre partie avec sa puissance militaire – ce qui serait de toute façon temporaire dans le monde d’aujourd’hui. En revanche, les outils de la négociation et du dialogue pourraient nous permettre d’arriver ensemble à un compromis à même de satisfaire les demandes initiales des deux parties.
Pourtant, des deux côtés de la mer Égée, les parties campent sur leurs positions dans des croyances et attitudes communes consistant à affirmer la légitimité des leurs allégations, la justesse de leurs revendications et l’honnêteté de leurs méthodes. L’autre partie est donc toujours injuste, mauvaise, problématique et intransigeante. Il devient alors impossible d’établir un lien de confiance entre les deux peuples/États qui finissent par entrevoir dans chaque incident négatif le rappel d’échecs antérieurs venant renforcer la vision dépréciative de la partie adverse.
Il s’agit là d’un comportement typique de toutes les sociétés/États qui entretiennent une relation conflictuelle à long terme, et auquel les Turcs et les Grecs n’échappent donc pas. Des comportements similaires sont observables dans d’autres inimitiés jugées exemplaires dans leur réconciliation à l’instar des tensions historiques franco-allemande ou franco-anglaise.
La différence entre eux (c’est-à-dire les Allemands, les Français et les Britanniques) et nous (c’est-à-dire les Turcs et les Grecs) est qu’ils ont finalement trouvé un terrain d’entente pour régler leurs différends. N’oublions pas pour autant que leur amitié actuelle n’a vu le jour qu’après des centaines d’années de conflit et de deux guerres mondiales qui ont coûté la vie à des millions de personnes. Si nous ne voulons pas emprunter la même voie, nous devons, en tant que citoyens des deux pays, exprimer nos exigences et les transmettre à nos dirigeants politiques afin de trouver une base significative, équitable et juste pour un accord dans les plus brefs délais.
Certains pourraient mettre en doute la validité de ces observations en soulignant que les hauts fonctionnaires des deux pays se sont rencontrés 63 fois dans le cadre des entretiens exploratoires entre 1999 et 2016 pour trouver une solution à leurs problèmes, et qu’ils ont échoué autant de fois. Pourtant, il serait utile de rappeler à ce stade que les opinions officielles exprimées depuis des années par les dirigeants, ministres et diplomates grecs et turcs, et reprises telles quelles comme image fidèle de l’état du monde par les universitaires, experts, journalistes et autres, ne sont en réalité que le point de départ des négociations pour les deux pays. Sans cela, il aurait été impossible de concilier les positions maximalistes de la Grèce selon laquelle « il n’existe qu’un seul problème (la détermination des limites du plateau continental) et qu’une seule méthode (le recours à l’arrêt de la Cour internationale de justice) pour trouver une solution » et de la Turquie pour laquelle « il existe des dizaines de problèmes entre les deux pays qui ne peuvent être résolus que par des pourparlers bilatéraux ». Nous savons que les deux pays ont dépassé leurs positions de départ grâce à des négociations ouvertes –parfois secrètes – au fil des ans et ont su combler l’écart de manière substantielle en vue d’un règlement général.
Il est de notoriété publique que les équipes diplomatiques de haut niveau ont presque fait le tour des outils et potentiels résultats de la négociation, permettant d’aboutir à un ensemble de solutions alternatives transmises au personnel dirigeant auquel il revient dès lors de trancher des questions d’ordre politique. Parmi elles, le principal obstacle à l’action des décideurs est la nécessité d’un compromis à partir des positions maximalistes avancées par les deux parties au début des pourparlers – qui ont été portées à la connaissance du public pendant des années – et le coût politique d’un recul.
Si l’on ajoute la récente résurgence des sentiments nationalistes dans les deux pays, l’existence d’un nouveau gouvernement inexpérimenté en Grèce qui doit encore faire ses preuves entre problèmes économiques et préoccupations persistantes de COVID-19, les relations économiques et politiques internationalement tendues de la Turquie, l’autonomie accordée aux deux pays dans leurs politiques internationales par les circonstances actuelles, l’existence de tiers qui les poussent en coulisses et la perte de confiance entre les deux pays depuis 2016 alors l’émergence d’une tension difficile à gérer et impliquant des risques élevés devient inévitable.
S’il serait ardu de calculer le coût d’une éventuelle guerre gréco-turque, il peut être affirmé sans difficulté qu’un tel conflit serait absolument dévastateur pour les deux pays, d’autant plus qu’il serait un facteur de déstabilisation de toute la zone géographique périphérique et s’étendrait à ce titre très facilement. C’est précisément pour cette raison que les acteurs internationaux, conscients des coûts d’un tel conflit, ont jusqu’à présent empêché que les tensions entre les deux pays ne se transforment en guerre.
Toutefois, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de risque de conflit militaire, même de courte durée. Dès lors, au lieu d’attendre que les acteurs internationaux interviennent et trouvent un compromis précaire et temporaire – qui pourrait à nouveau se transformer en une voie conflictuelle à tout moment – la meilleure option serait que les peuples des deux pays se lèvent ensemble dans une opposition massive à la guerre et au conflit de part et d’autre de la mer Égée et Méditerranée.
La principale question à ce stade serait alors de savoir si les citoyens des deux pays sont prêts à le faire. C’est là l’unique et véritable test de test de sincérité qui pourrait rétablir la confiance et conduire réellement à une solution équitable.
*** Ce commentaire est reproduit de l’Observatoire de la vie politique turque, 20 novembre 2020, https://ovipot.hypotheses.org/15671. Traduit de l’anglais par Laure Sabatier. L’original anglaisa été publié sur YetkinReport, https://yetkinreport.com/en/?s=Distrust+and+Hypocrisy+. La version turc a été publié sur YetkinReport, https://yetkinreport.com/2020/09/08/turk-yunan-iliskilerinde-guvensizlik-ve-ikiyuzluluk/
_______________________________________________________________________________________________
Prof. Dr. Mustafa Aydın, Uluslararası İlişkiler Konseyi Yönetim Kurulu Başkanı ve Kadir Has Üniversitesi Öğretim üyesidir. Halen Euro-Mediterranean University (Slovenya) Senato Üyeliği ve World Council for Middle Eastern Studies Yönetim Kurulu üyeliği görevlerini sürdüren Prof Aydın, European Academy of Sciences and Art, European Leadership Network, Global Relations Forum, Turkish Atlantic Council, International Political Science Association ve International Studies Association üyesidir. Bugüne kadar yurt içi ve dışında çok sayıda üniversite ve araştırma merkezinde çalışmalar yürütmüş olan Aydın’ın Türk dış ve güvenlik politikaları, uluslararası güvenlik, uluslararası ilişkiler teorileri ile Karadeniz, Kafkaslar ve Orta Asya bölgeleri jeopolitik ve güvenliği üzerine yayınlanmış çok sayıda çalışması bulunmaktadır.
Pour citer cet article: Mustafa Aydın “Méfiance et hypocrisie dans les relations gréco-turques”, Panorama, En Ligne, 9 Décembre 2020, https://www.uikpanorama.com/blog/2020/12/09/mefiance-et-hypocrisie-dans-les-relations-greco-turques/
Copyright@UIKPanorama.All on-line and print rights reserved. Opinions expressed in this work belongs to the author(s) alone, and do not imply endorsement by the IRCT, the Editorial Board or the editors of the Panorama.